Tribune pour le Think tank Synopia par Nasser Zammit

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L’illégalité des bombardements égyptiens en Libye, par Nasser Zammit.

Des avions de combats égyptiens ont bombardé le 16 février 2015 la ville de Derna, au nord-est de la Libye, à 1300 km à l’est de Tripoli, contrôlée par l’organisation État islamique (EI ou Daesh), en représailles à l’assassinat à Syrte de 21 égyptiens coptes revendiqué le 15 février par les membres de l’EI. (Le site égyptien Ahram Online [1] a indiqué que « les frappes aériennes ont ciblé des camps d’entraînement ou des dépôts d’armes relevant de l’EI »).
L’EI s’est fait connaître en Libye en octobre 2014, quand la milice Ansar Al-Charia et le Conseil consultatif de la jeunesse islamique (Majlis Choura Chabab Al-Islam) de Derna ont annoncé leur allégeance à l’EI et déclaré cette ville « émirat islamique ».
Depuis la chute de Mouammar Kadhafi en 2011 suite à l’intervention militaire multinationale sous l’égide de l’Organisation des Nations unies, la Libye est plongée dans le chaos, où des dizaines de milices formées d’ex-insurgés font la loi face à une armée et une police régulières affaiblies. La situation est devenue complexe, et le pays se voit écartelé entre deux coalitions armées et des groupes affiliés à l’EI :
– la coalition Fajr Libya (« Aube de la Libye »), rallie des brigades se réclamant de la révolution de 2011, majoritairement issues de la ville de Misrata, constituées d’islamistes de toutes tendances. Elle maintient aussi des alliances délicates avec des groupes de la sphère djihadiste, comme Ansar Al-Charia, proche d’Al-Qaida et très présent sur le front de Benghazi.
– La coalition du Général Khalifa Haftar, rassemble plusieurs factions et brigades révolutionnaires, comme celles de Zinten, mais aussi d’anciens militaires fidèles à Mouammar Kadhafi. Cette coalition affirme faire la guerre aux « terroristes », aux côtés de l’embryon de l’Armée nationale libyenne (ANL).
– Les groupes affiliés à l’EI en Libye se sont multipliés depuis la fin 2014, profitant des faiblesses et des contradictions des groupes armés et des factions politiques qui s’affrontent. Mais ils restent marginaux et n’ont qu’une seule implantation géographique identifiée : Derna, la ville attaquée par l’Égypte, où le Majlis Choura Chabab Al-Islam (Conseil consultatif de la jeunesse islamique) a établi une administration locale avant de formaliser son allégeance à l’EI en novembre dernier.
– D’autres groupes de la même tendance ont revendiqué des actions dans diverses parties du pays, notamment à Tripoli au début de l’année 2015, et sont soupçonnés d’avoir mené une attaque dans le désert de Syrte contre un champ pétrolier à Mabrouk, ainsi que dans la vaste zone désertique située entre l’arrière-pays au sud de Syrte et la région de Sebha, aux mains de Fajr Libya.
Cette intervention contre la branche de l’EI en Libye marque l’ouverture d’un nouveau front pour l’armée égyptienne, alors qu’elle peine à contrer des terroriste affiliés à l’EI sur son territoire ; ces derniers mènent depuis quelques mois des attentats spectaculaires contre les forces de l’ordre et dans le Sinaï, notamment depuis plusieurs groupes djihadistes, dont les insurgés égyptiens d’Ansar Beït al-Maqdess, ont fait allégeance à l’EI.

Le président Hollande, dont le gouvernement a signé le 16 février 2015 la vente de vingt-quatre avions de combat Rafale avec l’Égypte, a « exprimé sa préoccupation face à l’extension des opérations » du groupe djihadiste en Libye. Au lendemain des bombardements égyptiens, la France et l’Égypte ont demandé une réunion du Conseil de sécurité des Nations Unies et de nouvelles mesures contre l’État islamique, également pour légitimer ces bombardements au regard du droit international. Le Caire a aussi insisté sur l’impérative nécessité d’une « intervention ferme » de la communauté internationale pour enrayer la progression du groupe en Libye.
Par ailleurs, avec ces frappes menées en Libye, le président Al-Sissi, critiqué pour son bilan en matière de droits de l’Homme [2], se pose en rempart contre l’ennemi terroriste commun, éclipsant ainsi la répression qu’il mène contre ses adversaires islamistes depuis son accession au pouvoir, suite au renversement, le 3 juillet 2013, du président élu Mohamed Morsi. Le président Al-Sissi se pose désormais en allié des forces multinationales dans la lutte contre le terrorisme et les Occidentaux ont rapidement dû admettre qu’ils ne pouvaient pas lâcher le gouvernement égyptien, au moment où l’EI gagnait du terrain dans la région.
Washington avait ainsi repris au début de 2014 son aide financière destinée en grande partie à l’armée. La France et l’Italie, entre autres, ont, quant à elles, reçu le président égyptien, alors même que des organisations internationales de défense des droits de l’homme le considèrent désormais comme le chef d’un des régimes les plus répressifs au monde. En apportant son soutien au président Al-Sissi et en vendant à l’Égypte des avions de combat, la France a endossé cette realpolitik, évitant de commenter, et surtout de critiquer, les pratiques peu démocratiques du nouveau raïs égyptien contre l’opposition dans son ensemble.

Pour autant ces bombardements égyptiens sur le territoire d’une autre nation souveraine, fussent-ils pour lutter contre des mouvements extrémistes, interroge sur la portée juridique et le cadre légal de cette intervention. Force est d’admettre que ce ne serait pas la première fois que l’aviation militaire égyptienne intervient en Libye en dehors de tout cadre légal. Entre le 18 et le 27 août 2014, les États-Unis avaient affirmé que l’Égypte et les Émirats Arabes Unis avaient mené en Libye des frappes aériennes visant des milices islamistes pour les empêcher de contrôler l’aéroport de Tripoli. L’Égypte et les Émirats, également montrés du doigt par les forces islamistes, avaient nié toute implication. En 2014, l’Egypte avait été accusée d’avoir participé à des frappes aériennes en Libye [3]. À l’époque, des responsables américains avaient affirmé que les Émirats Arabes Unis avaient conduit ces frappes, en utilisant des bases militaires égyptiennes. Et selon toute vraisemblance, des forces spéciales égyptiennes combattent au sol depuis des mois aux côtés des pro-Haftar, des forces loyales au Général Khalifa Haftar et au gouvernement libyen. D’autres bombardements, menés par des avions de combat non identifiés, ont à nouveau eu lieu en septembre et en octobre dernier, ciblant des positions tenues par des milices islamistes libyennes, notamment par la coalition Fajr Libya (Aube de la Libye). Ces interventions militaires étaient destinées à soutenir les forces menées par le Général Khalifa Haftar, qui a déclaré en mai 2014 la guerre aux milices islamistes en Libye. « Le Général Haftar, qui soutient les frappes aériennes menées le 16 février 2015 par l’Égypte, a toutefois souligné qu’il ne souhaitait pas une intervention des troupes au sol », relève Libya Herald [4].

En ce qui concerne les réactions des autorités au pouvoir à Tripoli, non reconnues par la communauté internationale, elles ont dénoncé le 16 février 2015, comme une « agression » les raids aériens égyptiens en Libye, et condamné une « atteinte à la souveraineté » nationale. « Nous dénonçons l’agression égyptienne contre Derna, et nous la considérons comme une atteinte à la souveraineté libyenne », a indiqué le Congrès Général National (CGN, parlement sortant) dans un communiqué lu par son vice-président Awadh Abdelsadek. Le CGN a été maintenu au pouvoir à Tripoli par la coalition des milices de Fajr Libya qui se sont emparées de la capitale Tripoli en juillet 2014, malgré l’expiration de son mandat et l’élection d’un nouveau parlement qui a dû s’exiler dans l’est du pays avec le gouvernement qui en est issu. Depuis l’été 2014, le pays a deux gouvernements et deux parlements, l’un à Tobrouk, à l’est, reconnu par la communauté internationale, l’autre à Tripoli. Ce dernier regroupe des députés islamistes, plus ou moins proches des Frères musulmans. Les deux camps revendiquent avoir gagné les élections de l’an passé, et se font la guerre par milices interposées.
Le CGN et son gouvernement parallèle n’ont pas encore reconnu la présence de l’EI en Libye, accusant des partisans de l’ancien régime de Mouammar Kadhafi et le général Khalifa Haftar, d’être derrière cette « propagande », avec la complicité implicite de l’Egypte, pour justifier une intervention étrangère. Le général Haftar affirme conduire depuis le mois de mai dernier une opération militaire pour lutter contre les « groupes terroristes », mais ses détracteurs l’accusent de tenter un coup d’État. Le CGN et la coalition de Fajr Libya avaient déjà accusé l’Égypte en 2014 d’avoir mené des raids à Tripoli, et de soutenir le Général Haftar. A l’époque, Le Caire avait démenti ces accusations.

Pour la première fois, l’Égypte reconnaît publiquement avoir menée une attaque sur le territoire libyen, où les milices islamistes et le gouvernement se battent depuis près d’un an. Avec ces frappes, le président Al-Sissi montre également aux pays qui ont critiqué son bilan en matière des droits de l’Homme que son régime est un rempart contre un ennemi terroriste commun.
Mais dans les faits, ces frappes égyptiennes sont illégales. Rien n’autorisait l’emploi de la force par une puissance étrangère dans un autre pays. L’Égypte avait-elle reçu un mandat des Nations Unies pour intervenir en Libye ?
Cette situation, tout comme de nombreux exemples du passé – comme les frappes israéliennes sur le territoire syrien – est dangereuse, car elle est l’une des causes de l’augmentation de la tension et de l’instabilité grandissante dans cette région. Tout interventionnisme militaire non encadré par le droit international peut être la source de situations non contrôlables. Faut-il donc, en intervenant militairement, finir de détruire la Libye, et se mettre à dos l’ensemble des Libyens, comme les Américains l’ont fait en Irak avec les Irakiens à partir de 2003 ?
Ces interventions militaires, illégales au regard du droit international, ouvrent la porte à toutes les dérives ; ainsi, à titre d’exemple, au moins 36 personnes sont mortes le 17 février 2015 à Abadam, une petite ville du Niger frontalière avec le Nigeria, à une dizaine de kilomètre de Bosso, après le largage d’une bombe par un avion non identifié. Le gouvernement nigérien a annoncé mercredi 18 février l’ouverture d’une enquête, et décrété trois jours de deuil national après ce bombardement Pourtant, les armées du Niger et du Tchad, actuellement mobilisées à la frontière nigéro-nigériane pour lutter contre le groupe islamiste armé nigérian Boko Haram, excluent toute responsabilité dans ce bombardement. Même réponse côté nigérian.

La solution de sortie de crise en Libye doit passer par une solution politique, mais également par le respect du droit international. Aucune puissance étrangère ne doit intervenir sur le territoire d’une autre nation souveraine sans un mandat clair du Conseil de Sécurité des Nations Unies. Il ne suffit pas de demander une réunion du Conseil de Sécurité a posteriori pour obtenir un blanc seing et une légitimité à agir. De plus, contrairement à la Syrie et à l’Irak, la branche libyenne de Daesh n’administre pas de vastes territoires, hormis une partie de la ville de Derna. Et tous les Libyens de Derna ne sont pas des terroristes ennemis. Enfin, une intervention aérienne, même si elle peut mettre à mal l’EI, ne réglera pas le problème libyen. L’Égypte, tout comme les pays voisins de la Libye, doivent donc contribuer au règlement du conflit libyen, et ne pas tomber dans le piège d’être partie prenante au conflit. Par ailleurs, une intervention militaire en Libye et la levée de l’embargo sur la fourniture des armes aux parties en conflits, comme demandé par certains pays, risquent d’être contreproductifs, et ne constituent pas une solution à la crise. Ainsi l’Égypte œuvre, avec d’autres pays arabes, à essayer de lever l’embargo sur la vente des armes à la Libye décrété en 2011. D’ailleurs, le conseil de sécurité de l’ONU a examiné le vendredi 20 février, à la demande de la Jordanie, une levée de l’embargo sur les armes au profit du gouvernement de Tobrouk. La Jordanie, qui est le seul pays arabe à siéger au Conseil de Sécurité en qualité de membre non permanent, a présenté au nom du « groupe arabe » une demande de levée de l’embargo sur les armes en vigueur depuis 2011 au travers de la résolution 1973 [5] du Conseil de Sécurité. C’est une demande régulière du gouvernement de Tobrouk, reconnu par la communauté internationale et qui estime que l’action de l’armée libyenne est entravée par l’embargo et ne lui permet pas de combattre efficacement les groupes terroristes. Dans les faits cependant le « groupe arabe » est divisé et n’a pas une position commune sur les moyens à mettre en œuvre pour stabiliser la Libye. L’Algérie, comme la Tunisie, rejette l’idée d’une intervention militaire alors que les possibilités d’une solution politique n’ont pas été encore suffisamment explorées. Il y a déjà trop d’armes en circulation en Libye, et une levée de l’embargo en faveur d’une partie contre l’autre ne ferait que pousser les protagonistes du conflit libyen à tenter de s’imposer par les armes. Sans compter qu’une levée de l’embargo sur les armes pourrait également profiter davantage aux groupes terroristes dans un contexte d’effondrement de l’État libyen et de fragmentation générale.

En conclusion, les interventions militaires étrangères, en dehors de tout cadre légal, ne font que rajouter de l’huile sur le feu, et n’aident pas à la résolution de ce conflit. Il faudra avant tout mettre en place un gouvernement d’union nationale constitué par les différentes forces politiques libyennes, sous l’égide de l’ONU. Dans ce conflit qui oppose des libyens entre eux, la mise en œuvre rapide d’une solution politique est essentielle : elle passera par un dialogue entre des institutions démocratiques et représentatives dans le cadre de l’unité nationale, avec le respect de l’intégrité territoriale et le retour de la souveraineté de la Libye. Il n’y aura pas de solution militaire. Enfin ne perdons pas de vue, que la différence fondamentale, mais également la grande force des démocraties face au totalitarisme et au terrorisme, c’est d’abord et surtout le respect du droit.

Nasser Zammit, Ph D

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[1] Egypt launches air strikes against IS militants in Libya – Feb 16, 2015
http://english.ahram.org.eg/NewsContent/1/64/123133/Egypt/Politics-/BREAKING-Egypt-launches-military-strikesagainst-I.aspx

[2] Près de 700 partisans de Morsi condamnés à mort en Egypte – AFP 28 avril 2014
http://www.liberation.fr/monde/2014/04/28/egypte-verdict-pour-pres-de-700-pro-morsi-dans-un-nouveau-proces-expeditif_1006104

[3] Libye: l’Occident dénonce des frappes aériennes – Le Figaro.fr avec AFP – Publié le 26.08.2014
http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2014/08/26/97001-20140826FILWWW00020-lybie-l-occident-denonce-des-frappes-aeriennes.php

[4] http://www.libyaherald.com/#axzz3SHxqWgtg

[5] La résolution 1973 du Conseil de sécurité des Nations unies est une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies adoptée le 17 mars 2011. 6498e séance – soir
CS/10200 – Libye: le Conseil de sécurité décide d’instaurer un régime d’exclusion aérienne afin de protéger les civils contre des attaques systématiques et généralisées.
LIBYE: LE CONSEIL DE SÉCURITÉ DÉCIDE D’INSTAURER UN RÉGIME D’EXCLUSION AÉRIENNE AFIN DE PROTÉGER LES CIVILS CONTRE DES ATTAQUES SYSTÉMATIQUES ET GÉNÉRALISÉES.
Il renforce également l’embargo sur les armes imposé le 26 février et demande au Secrétaire général de créer un groupe d’experts chargé de superviser l’application des sanctions.
http://www.un.org/press/fr/2011/CS10200.doc.htm