Depuis la révolution syrienne, qui s’est déclenchée il y a quatorze ans dans le sillage des Printemps arabes, la Syrie était aux prises avec une guerre civile dévastatrice. Près de 400.000 morts, la moitié de la population déplacée et un quart partie à l’étranger. La Syrie a sombré dans une guerre destructrice qui a commencé en mars 2011. Après avoir résisté à une guerre civile pendant quatorze ans, le régime syrien s’est effondré brutalement en treize jours. Armée démoralisée, alliance fragilisée, économie exsangue, pays morcelé et opposition armée soutenue par des puissances étrangères, le régime de Bachar Al-Assad était vacillant après l’offensive fulgurante menée par le groupe islamiste Hayat Tahrir el-Sham (HTS), et de son chef Abou Mohammed al-Joulani (alias de Ahmed Hussein al-Chara).
Le 8 décembre 2024 restera dans l’histoire de la Syrie, Bachar Al-Assad, fils de Hafez Al-Assad, a dû quitter précipitamment le pays que le régime détenait depuis 54 ans. Dans la nuit du 7 au 8 décembre 2024, les milices rebelles sont entrées dans Damas, tandis que le désormais ancien président syrien s’enfuyait à Moscou. La rapidité et la facilité avec lesquelles les factions armées, composées entre autres du groupe islamiste de Hayat Tahrir Al-Cham (HTC) et de l’Armée nationale syrienne (ANS), qui bénéficie d’un parrainage turc, sont venues à bout du régime de Bachar Al-Assad sont déconcertantes.
La chute de Bachar Al-Assad représente un coup sévère pour l’alliance dirigée par l’Iran, dans la région du Moyen-Orient. Cet événement a mis en exergue la fragilité du réseau d’alliances que l’Iran a tenté d’établir pour former « l’axe de résistance ».Le cœur de la stratégie de Téhéran était de devenir le parrain de la communauté chiite, un réflexe identitaire et religieux qui assurait une cohérence culturelle et politique, dans cette partie du monde. Bien que la Syrie soit majoritairement sunnite, Bachar Al-Assad appartient à la minorité alaouite. Le Hezbollah, fondé en 1982, est également de confession chiite, avec Téhéran comme principal soutien. Cependant, le Liban est composé de 40% de chrétiens et de 30% de sunnites, ce qui complique davantage la dynamique régionale. En Irak, les chiites constituent une légère majorité (55%), ajoutant une autre couche de complexité à la situation géopolitique de la région. Téhéran a utilisé la « solidarité chiite » pour tisser des liens dans tout le Moyen-Orient et même au-delà puisqu’il a soutenu les Hazaras d’Afghanistan et les Houthis du Yémen. Cette stratégie d’alliance des minoritaires dans un Orient dominé par les sunnites a eu pour principal défaut de cliver les sociétés des pays considérés en dressant les sunnites contre les chiites. C’est en Irak, que l’Iran a maturé le cœur de sa stratégie et que les premières limites sont apparues. En tant que rival géopolitique de l’Irak, l’Iran a surfé sur la guerre d’Irak de 2003 pour y implanter ses relais, aidant clairement les Américains, à se défaire du président Saddam Hussein. En 2006, l’Irak est gouverné par le chiite Nouri Al-Maliki qui s’empresse de nouer des liens avec le parrain iranien et qui réprime les sunnites. À partir de 2007, l’Iran a mis fin au condominium de fait qu’elle avait avec Washington en Irak et les groupes chiites affiliés à Téhéran se sont confrontés aux troupes américaines.
Les soulèvements spontanés qui ont eu lieu en Syrie étaient officiellement dirigés par une coalition de « modérés », l’Armée syrienne libre (ASL) se révoltant contre le régime de Bachar Al-Assad. Mais en réalité, il y avait peu de « modérés » en Syrie et il n’y avait pas de soulèvement « spontané ». C’était Jabhat al-Nusra, la version syrienne d’Al-Qaïda, qui menait la révolte. Et il s’agissait d’une révolte dirigée de l’étranger, planifiée depuis de nombreuses années par les américains. Pour la Russie, présente depuis 2015 avec plusieurs milliers d’ hommes répartit sur les bases de Hmeimim et Tartous, qui avait sauvé le régime de son allié syrien, c’est un échec. Si la chute du régime syrien profite largement à la Turquie, qui devient incontournable dans la région, c’est un nouveau revers pour l’Iran.
Dès 2006, l’ambassadeur américain à Damas, William Roebuck, avait rapporté à Washington les faiblesses de Bachar Al-Assad, qu’il présentait comme des « éléments de vulnérabilité » à exploiter pour déstabiliser le pays avec la collaboration de l’Arabie saoudite. Le programme de changement de régime lancé en 2005 incluait un financement de plusieurs millions de dollars du département d’État à l’opposition syrienne via un programme connu sous le nom de Middle East Partnership Initiative (MEPI). Commencé sous l’administration Bush, le plan s’est poursuivi sous l’administration Obama, démontrant que la politique étrangère des États-Unis ne change que très peu, lors des alternances politiques, que les équipes au pouvoir soient démocrates ou républicaines.
Mais le plan de déstabilisation de la Syrie était également la reproduction d’un ancien plan de 1957, décidé par le président américain Dwight Eisenhower et le Premier ministre britannique Harold Macmillan, qui avaient lancé le premier programme coordonné (CIA/MI6) visant à mettre en scène des incidents sous « faux drapeau » dans le pays pour justifier une intervention. Ce plan de déstabilisation a été révélé en septembre 2003 lors de l’exploitation des documents privés de Lord Duncan Sandys, le secrétaire à la Défense du gouvernement Macmillan, grâce au travail de Matthew Jones, un chercheur en histoire internationale à la Royal Holloway University de Londres. Concrètement, il s’agissait d’assassiner des politiciens syriens et d’inciter à des troubles internes en activant la confrérie des Frères musulmans, qui était déjà très puissante à cette époque. C’était donc bien une opération sous « faux drapeau », car en réalité, les actions étaient menées par la CIA le MI6 et le Mossad. La Syrie reste aujourd’hui, comme depuis plus d’une décennie, un point de convergence stratégique où les ambitions des grandes puissances et des acteurs régionaux s’entrechoquent. Ce pays, jadis pilier du monde arabe, n’est désormais qu’un champ de bataille morcelé où se joue une partie d’échecs globale. La Syrie reste un nœud géopolitique stratégique où les tensions s’exacerbent. Les événements, marqués par l’offensive fulgurante de groupes islamistes et la chute du régime de Bachar Al-Assad, révèlent à quel point les dynamiques géopolitiques en Syrie sont loin d’être figées.
La chute d’une des plus vieilles dictatures du Proche-Orient signifie également la fin d’une relation privilégiée entre Damas et Téhéran établie en 1979 entre l’ayatollah Rouhollah Khomeiny et Hafez Al-Assad. Ce bouleversement porte aussi sur le devant de la scène un certain nombre de questions, à la fois sur l’identité des protagonistes de cette chute et de leurs parrains, sur l’effondrement de « l’axe de résistance » mis en place par l’Iran et sur le rôle qui sera joué par la Turquie dans les mois à venir et les répercussions de son ingérence en Syrie sur la minorité kurde. Sans oublier Israël qui, après avoir annexé le plateau du Golan en toute illégalité en 1981, a traversé, pour la première fois depuis 1974, la ligne de démarcation qui le sépare du reste du territoire syrien. Deux pays sortent vainqueurs de la chute du régime syrien, la Turquie qui voulait une Syrie affaiblie, se débarrasser des réfugiés syriens et une zone tampon pour éloigner les Kurdes de son territoire.
Côté nord, et après l’avoir appelé au début du soulèvement à « lâcher du lest », le président turc Recep Tayyip Erdoğan tenait contre Bachar Al-Assad des propos sans appel. Il soutenait les insurgés et accueillait à bras ouverts les réfugiés syriens, évalués à trois millions et demi de personnes. Mais Ankara est rapidement intervenu chez son voisin, au nom de sa propre sécurité. La Turquie a conduit une première offensive en 2016-2017, « Bouclier de l’Euphrate », d’abord contre l’État islamique, puis contre les Kurdes des FDS. Elle s’appuyait alors sur une formation militaire composée de multiples factions issues d’anciens groupes armés de l’opposition, l’Armée nationale syrienne, et sur divers groupes supplétifs. Soucieuse d’établir une zone tampon de trente kilomètres le long de sa frontière, elle a envahi en janvier 2018 la région d’Afrin (opération « Rameau d’olivier »), ancien bastion du PYD au nord-ouest, puis a pris le contrôle d’un large quadrilatère au nord-est en octobre 2019 (opération « Source de paix »). Fin 2022, la Turquie menaçait de conduire une nouvelle offensive terrestre, contre les FDS. Mais le séisme de février 2023 et les élections turques du mois de mai ont établi d’autres priorités. Parallèlement, Ankara a entrepris un rapprochement avec le Président Al-Assad, dans la perspective notamment d’un retour des réfugiés syriens de Turquie. Or, Bachar Al-Assad exigeait au préalable le départ des troupes turques présentes sur le territoire syrien. L’offensive surprise et massive avec véhicules, chars, drones et armes lourdes des djihadistes de « Hayat Tahrir as-Sham » confinés depuis plusieurs années dans la poche d’Idlib sous contrôle et occupation de l’armée et des services turcs n’a pu se faire qu’avec l’assentiment et l’appui d’Ankara voire, plus probablement, à son instigation.
Et Israël dont l’objectif depuis le début des années 2000 était de voir un régime syrien faible qu’il s’agisse d’un président Al-Assad sous sanctions et infréquentable ou, mieux, la partition de la Syrie en micro-Etats insignifiants. Pour Israël, l’enjeu consistait à empêcher la constitution d’un front hostile sous l’égide de Téhéran à proximité de son territoire. Il fallait donc tout faire pour contrer l’influence iranienne en Syrie, en faisant prendre conscience au régime de Damas des dangers liés à l’implantation de matériels et de contingents iraniens ou pro-iraniens, et en limitant leur capacité de nuisance. Depuis 2013, Israël a conduit régulièrement des frappes en Syrie contre des cibles liées à l’Iran ou au Hezbollah. Les Russes laissaient faire, soucieux de ne pas laisser Téhéran en position de force trop exclusive sur le théâtre syrien. En occupant l’intégralité du plateau du Golan en violation de l’accord de 1974, l’armée israélienne bénéficie désormais d’un avantage stratégique sur toute cette région. Rompre le flux des armements iraniens transitant vers le Liban par la Syrie a été l’une des priorités des israéliens, grâce à des bombardements importants et aux renseignements américain et britannique. Cette défaite des iraniens en Syrie est une victoire pour Israël qui entend bien pousser son avantage en récupérant autant de territoires que possible pour se protéger de la « nouvelle Syrie ». Israël semble être, à première vue, le grand vainqueur grâce à l’élimination du verrou syrien qui était central dans l’axe de la résistance. Cependant, stratégiquement, Israël se retrouve embourbé en Syrie, face désormais à un proxy de la puissance turque. Par ailleurs, le Hezbollah du Sud Liban n’a pas été neutralisé et il restera définitivement une menace, qui pourrait être réactivé par l’Iran en cas de nouveaux conflits.
En réalité, le régime alaouite était finissant et n’avait plus ni les moyens matériels, il avait été mis sous embargo, spolié de son pétrole et bombardé constamment par Israël, ni les moyens humains pour se maintenir face à la rébellion, à l’hostilité agissante des Etats-Unis et d’Israël et surtout à la défiance de son propre peuple. Bachar Al-Assad lui-même a abandonné un combat, qui était perdu d’avance. Dans une ultime tentative de sauver son régime, il a eu trois choix possibles :
– Engager le conflit armé avec l’aide de la Russie et de l’Iran, plus les milices irakiennes et libanaise ;
– Se soumettre aux conditions des Etats-Unis et d’Israël, propositions qui lui auraient été transmises par les Emirats Arabe Unis ;
– Et enfin abandonner le combat et se retirer du jeu avec des garanties de protection pour lui et sa famille tout en épargnant la Syrie d’une nouvelle guerre sanglante
Bachar Al-Assad, a donc préféré cette troisième solution. Cela explique en partie, le retrait rapide des forces de l’axe Russie-Iran-Hezbollah sans aucun combat, la neutralisation de l’armée syrienne par son propre commandement et le transfert du pouvoir sans pratiquement aucune résistance. Avec la chute de Bachar Al-Assad, l’Iran perd une zone d’influence importante et devra se replier sur les zones chiites, en Irak et au Yémen. D’un autre côté, l’Iran se préserve d’une attaque de l’OTAN, puisqu’il ne représentera plus de menace directe pour Israël. Et une levée des sanctions occidentales pourrait être envisagée après un accord sur le nucléaire. Le Hezbollah, au moins conjoncturellement et tactiquement est l’un des perdants en attendant de voir l’évolution de la situation d’Israël. Ce remodelage profond du Proche-Orient se fait sans les Arabes et même contre eux, affaiblissant de fait des pays comme l’Égypte, la Jordanie ou l’Irak ?
La chute du régime de Bachar El-Assad engendre un nouvel environnement stratégique en Syrie, perturbant ainsi la hiérarchie géopolitique au Moyen-Orient. Cette situation est un revers pour la Russie, qui se voit contrainte de dialoguer avec les rebelles qu’elle combattait auparavant, dans l’espoir improbable de préserver ses deux bases militaires sur le littoral syrien. L’Iran a perdu consécutivement ses deux alliés historiques, le Hezbollah au Liban et le régime syrien, ainsi que son accès à la Méditerranée. En revanche, la Turquie se positionne comme le grand bénéficiaire de la situation dans cette région, cherchant à étendre sa zone tampon au nord de la Syrie, éliminer toute résistance kurde, et faciliter le retour de nombreux réfugiés syriens. Le régime turc s’efforce ainsi d’établir une zone stratégique reliant le nord de Chypre à la frontière iranienne, avec l’ambition manifeste de territorialiser davantage la zone maritime du canal de Syrie. Depuis les mandats de Madeleine Albright et Hillary Clinton aux affaires étrangères américaines, les différentes administrations démocrates n’ont jamais fait preuve d’une grande clairvoyance dans les affaires du monde arabe et de cette région. En témoignent les retraits piteux en Irak ou en Afghanistan, le soutien à des « révolutions » et l’incapacité durable à maîtriser la situation dans le nord-est syrien malgré le maintien d’une présence militaire conséquente. L’administration Biden s’est inscrite dans cette démarche molle et hésitante. Il ne semble pas que la future administration Trump ait des idées précises sur la question et la Turquie profite évidemment du vide actuel de la diplomatie américaine pour avancer ses pions.